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Pour sa première exposition personnelle à la Galerie Imane Farès, à Paris, l’artiste marocain Mohssin Harraki se penche sur la substance du monde, nourri par un questionnement ontologique en appelant autant au dualisme cartésien – «Matière grise»: substance étendue contre substance pensante- qu’aux cosmologies médiévales arabes.

L’artiste a construit le propos de l’exposition à partir de Anwar al-nujūm (La lumière des étoiles, 2015), quatre vidéos interprétant avec force et poésie la beauté mathématique du mouvement des astres. Le monde peut-il se résoudre en une équation? Est-il mû par une logique, matérielle ou métaphysique? Au travers d’un corpus d’oeuvres nouvelles, qui s’offrent comme autant d’indices d’un sens possible, Harraki demande comment comprendre, ou du moins se représenter, l’ordonnancement du monde, si jamais il y en a un? Si cette question fut mille fois soulevée dans l’histoire de la pensée, elle relève, chez lui, d’un intime souci, remontant à l’enfance, de «la logique des choses». «J’ai été bon élève en mathématique et en calculs», confie-t-il à Karima Boudou*,« Je sais suivre la logique des chiffres; mais à un moment donné l’art a pris le dessus, avec une manière de voir la logique autrement.» De là provient sans doute son intérêt pour les penseurs arabes médiévaux (Ibn al-Shatir, Al-Biruni), pour qui mathématique, médecine, art, participaient de la même recherche. De là aussi, l’intuition de la nécessité de se projeter au-delà du «phénomène» (au sens propre, ce qui apparaît) – dont l’Histoire et la politique, dans notre monde médiatisé, font partie- pour s’arracher de la surface des choses.

Ainsi, la série Khossouf (Eclipse, 2017), inspirée des textes de l’astronomie arabe et probablement de l’Amalgeste de Ptolémée, semble lier l’ordre cosmologique à tous les ordres du monde, tandis que dans le secret du sous-sol de la galerie, Najm (Etoile, 2017), sorte de monolithe rayonnant, laisse la lumière traverser ses épaisseurs de verre gravées de schémas et de mots, se diffuser et se diffracter, à la fois émergente et immanente. C’est comme si le désordre, le chaos, la démesure étaient en vérité inessentiels, et que, invisibles aux yeux immédiats, comme ces livres de béton massifs et clos que Harraki imagina en 2010, comme ces sorte de cénotaphes, qui participent de l’installation Rahatu’L-Aql**, les véritables sous-bassements du monde – de la nature à la politique, de la civilisation à la morale- tenaient de lois verticales dont nous ignorons encore bien de complexes ramifications.

Au sol, une installation de huit pierres, prisonnières d’un maillage de cables noirs, s’épanouissent ensuite en arbres lumineux, exprimant la migration des idées, de la pierre à l’ampoule, du sol à la lumière, de la terre au ciel. Harraki avait déjà exploré par le passé la métaphore botanique de l’arbre et du rhizome, pour tenter de décrire un système du monde. Avec Tagant (2016), il avait ainsi créé l’équivalent d’une « cartographie de la pensée».

On retrouve donc ici des thèmes récurrents dans le travail d’Harraki : les questions de la généalogie, de l’héritage, de l’histoire, de ce qui se construit sur et par les pairs. Peut-être peut-on y voir une manière de réactiver une filiation interrompue avec l’époque où la pensée arabe était à son climax.

Occupant tout un mur de la galerie, le Débat imaginaire entre Averroès et Porphyre (2016), emprunté à un manuscrit médiéval, est traité à la manière d’une fresque antique, enrichie d’un néon qui reprend, en arabe, des bribes de leur conversation fictive. Ce qui importe ici, c’est l’idée d’un dialogue d’égal à égal entre deux philosophes, l’un incarnant la pensée hélléniste, essence de la pensée occidentale, et l’autre, une pensée majeure de la civilisation islamique. Ces deux-là, s’ils devaient converser, ne parleraient pas de politique, au sens factuel du terme, mais iraient à l’essentiel: ils parleraient du désir. Car avant de comprendre ce qu’est l’amour du pouvoir et l’avidité, ne faut-il pas d’abord saisir la mécanique de ce qui anime le cœur même de l’existence humaine, son «premier moteur» comme dirait Aristote?

Revenir à ce qui est fondamental…

S’«il n’a pas renoncé au dessin, à la photographie, au modelage et à l’assemblage de textes, images et matériaux» comme l’écrit K. Boudou, Harraki est-il encore cet artiste «engagé», qui explorait «les conséquences du post-colonialisme sur les constructions culturelles et l’imaginaire collectif»? «Etre un artiste marocain», dit-il, «c’est-à-dire être marocain et avoir choisi d’être artiste est déjà en soi un acte politique». Alors il a pris ici le parti de fouiller les prémices de la pensée plutôt que ses avatars. A l’instar d’autres artistes de cette «Génération 00» comme l’avait baptisée Abdellah Karroum, il ne s’agit pas tant de se détacher du monde contemporain que de le regarder sous un autre prisme, dans une tentative presque nouvelle, tant on a oublié la pensée dans la cacophonie d’un monde perclus de ses contradictions idéologiques, d’en déchiffrer le fond.

 

* « Mohssin Harraki in conversation with Karima Boudou », 2016

** inspiré du livre « Rahat Al-Aql », de Hamid al-Din al-Karmani.

 

 

Diptyk n°37 , 2017

www.diptykmag.com

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