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021 | Griffer, Espalier, Dresser, 2014
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"Griffer, Espalier, Dresser" (1/3), dans le cadre de l'exposition à l'appartement 22 Rabat Maroc 2014.

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"Griffer, Espalier, Dresser" (2/3), dans le cadre de l'exposition à l'appartement 22 Rabat Maroc 2014.

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"Griffer, Espalier, Dresser" (3/3), dans le cadre de l'exposition à l'appartement 22 Rabat Maroc 2014.

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"Griffer, Espalier, Dresser" (vue de l'exposition), dans le cadre de l'exposition à l'appartement 22 Rabat Maroc 2014.

Greffer, Espalier, Dresser

Entretien avec Mohssin Harraki, automne 2014

 

Emma Chubb (EC) : Dans Greffer, Espalier, Dresser, tu fais appel à plusieurs sources historiques, visuelles et matérielles. Que sont-elles ?

 

Mohssin Harraki (MH) : Pour Greffer, Espalier, Dresser, j’ai utilisé comme matière première différents documents de l’Histoire, surtout l’Histoire marocaine, notamment les prénoms des fondateurs de tous les partis politiques au Maroc depuis 1937. J’ai également utilisé les prénoms de la manifeste de l’Istiqlal qui date de 1944. Pour ce qui concerne la matière visuelle, j’ai utilisé les revues de Sûreté Nationale de l’époque (entre 1950 et 1956) dont j’ai découpé quelques portraits pour construire un arbre de famille politique en utilisant des traits très fins pour relier les portraits entre eux.

 

EC : Est-ce que tu as fait exprès de choisir les sources qui datent d’avant l’indépendance du Maroc (1956) ou c’était plutôt une question de ce que tu as pu trouver ? En même temps l’œuvre fait référence à l’époque après l’indépendance, qui pour moi soulève la problématique de la relation entre l’avant et l’après indépendance, en mettant en question l’idée que l’indépendance était une rupture totale avec la colonisation. 

 

MH : Tout ce que j’ai utilisé comme document était un choix dans ce que j’ai trouvé par événement ou par les dates importent dans l’histoire du Maroc par exemple (1971, 1972, 1981, 1999...). Ce qui était intéressant pour moi c’était de déborder la question du « Maroc en transition », entre avant et après l’indépendance. On le voit clairement dans l’éducation. Pour moi ce n’est pas une rupture, plutôt une confirmation de ce qui était avant, et de voir l’histoire de l’occupation comme une source pour tracer la période après l’indépendance.

 

EC : Dans ton travail, les arbres généalogiques sont à la fois le sujet du travail et aussi la forme que prend le travail. Au début, tu faisais des dessins de petit format sur papier, en crayon, encre ou peinture. Mais dans Greffer, Espalier, Dresser, l’aspect matériel, l’échelle et l’organisation spatiale sont bien différents. Pourquoi l’arbre généalogique ? Et pourquoi cette nouvelle approche matérielle, avec la meuleuse, l’acide et la peinture sur fer ?

 

MH: Quand j’ai commencé à travailler sur l’arbre généalogique, ce n’était pas un choix, comme de dire un bon matin : « tiens, je vais travailler sur l’arbre généalogique ! », mais plutôt comme un prolongement du sujet de « l’éducation », qui m’intéresse beaucoup. Pourquoi l’éducation ? Peut-être reviendrons-nous sur cette question plus tard. Mais au départ c’était vraiment la définition simpliste de l’éducation qui m’intéressait, et à quoi l’éducation sert. L’éducation une espèce de transmission consciente des informations, ou bien un héritage forcé dont on est obligé d’hériter, tout comme les héritages culturels et la transmission de pouvoir qu’on trouve dans les générations d’une famille donnée. Mon intervention a consisté en détourner un problème mathématique d’un manuel scolaire vers un problème sociopolitique en quelque sorte. J’ai changé le contenu de ce problème mathématique avec un arbre de la famille royale, « la famille Alaouite », dont on peut voir un extrait dans la vidéo, Problème 5 (2011).

C’est intéressant de poser la question de la transmission des informations. Dans le cas des arbres généalogiques des familles arabes, ce sont des transmissions de pouvoir politique, religieux et économique, et j’observe comment ils deviennent mécaniques et systématiques. Pour moi, l’arbre généalogique n’est pas seulement un schéma pour trouver des liens parentaux ou remonter le temps, mais un outil d’analyse des contextes de vie, un moyen d’étudier tous ces liens qu’on peut avoir avec notre histoire mais aussi une métaphore biologique de la société.

Pour revenir à ta question, le premier arbre était sous format vidéo et ici ma curiosité m’a conduit à analyser cette question historiquement, parfois à partir de témoignages oraux des personnes âgées, mais surtout à partir des documents concrets qu’on qualifie de documents généalogiques. Ma réaction a été tout de suite de visualiser ces documents-textes avec des dessins qui prennent une forme différente à chaque fois.

Pour le projet Greffer, Espalier, Dresser, l’idée était plutôt de traiter l’arbre généalogique d’une manière précise et particulière pour parler de la contre-diversité sociale avec le dressage pour créer des agencements. Mais aussi d’essayer de dessiner sans crayon et sans papier, en utilisant les matériaux qui permettent de greffer, d’espalier et de dresser comme par exemple le fer avec des outils tels qu’une meuleuse, de l’acide, un poste à souder, de la peinture à métaux, etc.

 

EC : Alors pourquoi l’éducation ? Et en quoi consiste-t-elle ? Au Maroc, quand on parle de l’éducation, est-ce que c’est plutôt l’idée de transmission d’héritage, de toute la formation de l’être, que la scolarité à l’école ou à l’université ? Et donc dans Greffer, Espalier, Dresser, tu lies l’éducation en tant que formation à la scolarité ? 

 

MH : « tarbiya fhal lma f sabila, makanarfuche chono fih (l’éducation est comme un robinet d’eau, on ne sais pas ce qui a dedans) ». En arabe le mot pour l’éducation est tarbiya et le sens de ce mot change entre l’arabe fusha et l’arabe utilisé au Maroc spécialement, où tarbiya est plutôt liée à la famille, aux écoles coraniques, à la tradition, à la religion, etc. Vu que l’école au Maroc est relativement récente, et aussi qu’elle est certes liée à l’école française, le mot tarbiya devient plutôt l’école par force. On nous a fait croire que les établissements scolaires sont devenus le deuxième endroit après la mosquée. Et si je peux préciser je peux dire qu’au Maroc, on a fait confiance à l’éducation scolaire, qui a donc pris la place de la tradition, la famille, et la religion, parce que l’éducation fait gagner la vie. Donc on a eu une espèce de transition des codes de transmission, de prendre tarbiya pour être de bonne famille et pour gagner le paradis dans le futur, vers une transmission à l’école pour être bien diplômé et gagner la vie maintenant. Autrement dit, on voit une transition de l’héritage familiale vers un héritage ou bien une formation sociale.

 

Et si on analyse l’histoire de l’éducation scolaire au Maroc, on comprend tout de suite les transitions culturelles et politiques. Par exemple en 1963, l’école est devenue obligatoire pour tous les enfants marocains âgés de 6 à 13 ans. À partir de cette date, toutes les matières ont été arabisées, à part les mathématiques et les sciences puisque le français a été maintenu comme langue d’enseignement de ces sujets. Quelques années plus tard, pour répondre à la demande croissante d’enseignement secondaire dans les années 1970, le Maroc a fait venir des enseignants francophones des pays comme la France, pour enseigner les mathématiques et les sciences, et des enseignants arabes des pays comme l’Egypte pour enseigner les humanités et les sciences sociales. En 1989, l’année où j’ai commencé ma scolarité, l’arabisation de toutes les matières dans toutes les classes des cycles du primaire et du secondaire a été achevée. Toutefois, le français a été conservé comme langue d’enseignement des matières scientifiques dans les écoles techniques et professionnelles du secondaire, les établissements d’enseignement technique, les écoles supérieures de technologie et les universités. Et aussi la langue française devenu une exigence pour trouver un travail au Maroc.

 

EC : Quel est le rôle de la langue et de l’écrit dans ton travail ?

 

MH : En général dans mon travail, la langue prend sens avec différents facteurs. Si je referme un peu l’angle, je dirais plus spécialement « l’idéologie linguistique ». C’est à dire tout ce qui porte la langue au-delà du sens et de l’information. Ca crée une espèce de passerelle curieuse entre comprendre le texte et le voir comme dessin—je vois la langue avant que je la lise—ainsi je peux imaginer le reste ou prévoir quel genre de réactions elle suscite. La langue est soit visuel soit moyen de communication ou de transmission.

J’utilise toujours l’écriture arabe dans le travail visuel, et si j’utilise une autre langue, elle sera juste pour expliquer ou traduire quelque chose en arabe. Et j’utilise souvent mon écriture arabe. Ce n’est pas tant pour sa beauté, parce que c’est loin d’être une calligraphie étudiée, mais plutôt pour dessiner la langue commune avec une écriture personnelle. Voila, pour moi c’est un « dés-agencement », troquer la mécanique systématique pour de biologique.

 

EC : Il y a aussi la question de la spécificité et la généralité car il me semble que ton travail joue avec cette tension. Par exemple, je pense à la tension entre l’Histoire du Maroc et les histoires des marocains ; entre ton écriture individuelle en arabe et une calligraphie plus standardisée ; entre les deux sens de l’éducation—d’un individu par sa famille et sa société versus d’une population par son gouvernement ; entre le prénom qui distingue un individu mais qui ne le différencie pas des autres au même nom car son nom de famille n’est pas précisé, etc. En même temps, Greffer, Espalier, Dresser met en œuvre et rend visible en toute subtilité comment cette tension est souvent résolue avec violence par ceux au pouvoir et comment la diversité, la pluralité et le désordre des histoires des marocains et des marocaines deviennent l’Histoire du Maroc, ordonnée, linéaire, et absolue.

 

MH : C’est une question intéressante. Là on peut parler de comment on consomme une Histoire et produire une autre. C’est une espèce de va-et-vient et on peut essayer de comprendre que chaque individu peut construire et produire une Histoire. Peut être que c’est une question de peur, de perte de confiance, de sentir l’incapacité, de croire aux informations fermes et indiscutables, de croire à une Histoire produite par des héros, et forcement on oublie les restes. Ça fait l’injustice vis-à-vis de l’Histoire. C’est évident de voir l’Histoire comme Histoire et de dire c’était comme ça. Mais on a peur de voir l’Histoire comme des actes actuels actifs du passé. Peut-être que ce n’est pas les marocains qui ont créé l’histoire du Maroc, mais c’est le Maroc qui à créé les marocains.

Revisiter l’histoire du Maroc, pour moi c’est l’idée de donner un sens propre à notre Histoire, et de la sortir de localisme en laissant quelques traces de témoignage. 

MH + EC

Assilah, Maroc et Pittsburgh, PA USA

Automne 2014

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