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Mohssin Harraki à contretemps

Mohssin Harraki est patient. C’est une vertu, celle des scientifiques (« pas de science sans patience »), mais aussi une forme de politesse quand on a peu à perdre mais que le temps travaille pour soi. Il faut aussi accepter d’être souvent à contretemps. Mohssin Harraki l’a vite compris : recalé à trois reprises des Beaux-Arts de Tétouan (INSBA), il squatte les cours en auditeur libre jusqu’à réussir le concours à la quatrième tentative…

Trop tôt ou trop tard ? En tout cas résolument en avance lorsque, en cours de dessin d’observation, il proposera la courte vidéo d’un aliéné qui répond mieux selon lui à l’essence de l’exercice. La vidéo est refusée. Peu importe, Harraki a déjà rendez-vous ailleurs et il sera à l’heure cette fois, à Paris, Londres et dernièrement Dubaï, où des publics différents montrent un intérêt croissant pour son travail.

 

« RATER MIEUX »

Aujourd’hui, on le retrouve à Assilah, sa ville natale, devenue une halte forcée entre deux allers-retours vers la France. Le pays où il a choisi de vivre mais qui se dérobe

encore. Grand, svelte, l’artiste de 34 ans arbore un look straight sans marqueurs ostensibles, sauf peut-être les chelsea boots noires rock’n’roll et le col discrètement mao qui donnent quelques indices rebelles pour qui veut les débusquer. Sa voix douce, très basse, force à tendre l’oreille. Il reconnaît volontiers être introverti.

Cette sobriété dans l’apparence est un reflet supplémentaire de l’ascèse de l’artiste. On la retrouve dans le rendu très fin, très minimal de ses oeuvres, résultats d’une pratique régulière et disciplinée de son métier. Car Mohssin Harraki travaille tout le temps, partout, même pendant ses voyages : « Le voyage est une forme d’atelier, des idées s’y développent ».

Même quand les moyens manquent, car « le vrai problème est de traduire une idée dans sa tête » et non de pleurnicher après un matériel inadéquat ou insuffisant. Travailler pour aller jusqu’au bout de ses idées, peu importe jusqu’à quel point on peut les pousser ou si elles finissent en impasse. « C’est intéressant le choix que l’artiste opère entre ce qui fait oeuvre et ce qui n’est qu’un brouillon ou une esquisse. C’est une situation de liberté où l’artiste a le contrôle, où il décide du moment où il s’arrête. Un accident peut être une bonne chose, mais on doit le préparer, il faut qu’il soit réfléchi ». Comme l’écrivait Samuel Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. »

 

DANS MON ÉPICERIE

Cette patience, cet entêtement s’expliquent en partie par le parcours de Mohssin Harraki, membre éminent des « factions d’élite » formées par l’artiste Faouzi Laatiris à l’INSBA. Le maître dispense une maïeutique qui pousse ses disciples à réfléchir de manière autonome et à créer en dépit des contingences matérielles, en mobilisant le contexte et en interrogeant sa condition. Cet apprentissage va mûrir à Toulon, où Harraki arrive en 2007 pour sa 4e année d’étude en double diplomation avec l’INSBA.

 

« Je suis parti de l’INSBA avec les poches pleines : la

peinture, une certaine maîtrise académique… mais à mon arrivée en France, mes poches étaient vides ». Il vit alors parqué dans un mobil-home, en plein hiver, sur fond de montée du FN. Pour son travail de fin d’année, il customise le mobil-home en épicerie marocaine, dont il est le seul produit en vente, morceau de barbaque hallal. Malicieusement, il imprime son mémoire sur des cahiers Sindibad qui, le jour de l’oral, donnent aux membres du jury des airs d’écoliers studieux. 

À partir de là, commence une nouvelle vie. Mohssin Harraki décide de rester vivre en France, dans cet ailleurs abrupt mais qui manie naturellement la langue qu’il veut désormais s’approprier : celle des idées et du concept. Il met en scène ses adieux à la peinture dans des performances et des vidéos au cours de l’été 2007, puis s’inscrit aux Beaux-Arts de Dijon. Là, il maîtrise très vite ce nouveau langage, au contact de Didier Marcel et Philippe Cazal, des artistes qu’il assiste souvent dans le montage de leurs expos et avec qui il multiplie les collaborations et les échanges. À Martil, chez Faouzi Laatiris dont il demeure très proche, il fait également une rencontre décisive avec l’un des rejetons de la fratrie irlandopunk des Farrel, Seamus, qui lui proposera plus tard de partager son atelier dans une ancienne laverie de Saint-Ouen : le Lavomatic.

 

L’ÉQUATION FATALE

Ce parcours exemplaire et fulgurant permet à Mohssin Harraki d’échapper au déterminisme et au fatalisme qu’il dénonce dans son travail. Un leitmotiv qui apparaît pour la première fois dans la vidéo Problème n°5 (2009). Craie blanche en main, face à un tableau d’école, il tente de résoudre une équation pour déterminer l’identité du prochain héritier qui disposera du destin du Maroc. 

Harraki pose le problème et additionne les paramètres d’une suite dont le résultat logique ne renseigne pourtant en rien sur notre futur commun qui demeure cette inconnue, « x », renouvelée à chaque échéance. Cette idée va se matérialiser dans la série des arbres généalogiques (2010-2013). Les ramifications sont grattées sur du métal, brodées ou dessinées sur le sol pour forcer le spectateur à garder la tête baissée sur cette représentation fataliste du pouvoir. Des

générations entières s’égrènent, sans remise en question… 

Lors d’un workshop avec des enfants orphelins, abâtardis par une société qui refuse de les voir et de les respecter, Harraki proposera aussi d’inventer des lignages prestigieux à ces déclassés sans passé.

LE RÉVERBÈRE FAMILIAL

Le pouvoir s’accompagne d’instruments de domination. C’est le sens de la série de livres noyés ou scellés dans le béton (cf. Diptyk n°26). L’enseignement est figé dans la pierre, au service de cette raison d’État, et seule la tabula rasa permet d’inscrire de nouvelles nuances. L’école devient un outil de propagande mais aussi « un contrôle, un formatage ». Toute interaction dans ce contexte devient un bras-de-fer permanent entre sa raison et celle qui domine et arase les aspérités de la société.

La récente série des Réverbères (2014) s’inscrit également dans cette forme de résistance, d’insubordination au rouleau compresseur de la fatalité marocaine. Sauf que cet élément du mobilier urbain, que Mohssin Harraki dessine sur du papier calque froissé ou qu’il plie en trois pour le faire entrer dans une galerie, renvoie à son histoire personnelle. Ce réverbère a longtemps été le seul élément stable et imperturbable dans un destin familial contrarié par le combat administratif kafkaïen du père en quête de dignité. De la fenêtre du salon, on peut presque toucher cette lumière blafarde et têtue qui nargue la famille. Le réverbère devient le symbole de cette lutte absurde qui plombe et paupérise la famille. Harraki finit par inviter ce réverbère à entrer de l’extérieur à l’intérieur, comme une vieille connaissance qu’on finit par apprivoiser. 

Mohssin Harraki n’est pas un écorché vif. Ce qu’il sait faire, c’est travailler. Pour son salut, pour questionner ses blessures plutôt que les panser. Et recommencer encore, patiemment… pour rater encore, rater mieux.

 

Syham Weigant pour Diptyk n°30, 2015

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